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MathurinLes embusqués françaisA l'idée d'entrer en guerre contre l'Allemagne, tous les mobilisables ne partagent pas un point de vue patriotique et revanchard.
Même si partout on vante une guerre qui sera courte, fraîche et joyeuse, certains qui ne sont pas forcément pacifistes ont une vision plus réaliste : la guerre fait peur, elle blesse, mutile, tue, avilie, sépare et ruine ceux qui la font.
Entre acquiescement, consentement et contrainte, ils vont choisir le refus.
Pour ceux-là, toutes les niches, pistons, ruses, inaptitudes et ajournements possibles vont être utilisés pour éviter de partir au front, et force est de reconnaître que les classes moyennes et supérieures ont à leur disposition plus de moyens échappatoires.
Pour les autres, appartenant surtout à une population rurale, c'est majoritairement le départ dans un élan patriotique, mais l'union sacrée semble en équilibre instable : seul l'honneur de servir la patrie cimente cette union, quand d'autres ne partent que parce qu'ils y sont contraints.
Fin 1914, constat est fait que la guerre s'installe, est terriblement meurtrière et se transforme : l'efficacité de l'artillerie est sans commune mesure avec celle des charges à la baïonnette.
Sur le front on déchante, on s'aigrit et on stigmatise les avantages de certains sur le front ou à l'arrière front : les artilleurs, service santé, automobilistes, musiciens, intendance, état-major, ceux des dépôts, ..., tous ceux qui souffrent moins et ne sont pas ou moins exposés au feu.
On les jalouse, on les envie et tout est bon pour échapper aux combats : fines blessures, formation, ... .
On parle de pistons, de filons, d'embusquages : ce n'est plus de la chance, c'est de la tricherie.
A l'arrière les civils subissent des pénuries dès 1914, c'est la vie chère pour les plus modestes, qui sont aussi les plus nombreux et subissent proportionnellement le plus de deuils.
L'union sacrée s'effrite d'autant que ces classes sociales ne perçoivent pas toujours les besoins de cette guerre industrielle moderne et la nécessité de ceux, objets de suspicion, qui ne la font pas sur le front.
Les exemptés (malades, pères de famille nombreuse) et les mobilisés sur place (cheminots, fonctionnaires des ministères des finances, de l'intérieur, les postiers, les ouvriers spécialisés, les cadres nécessaires) sont stigmatisés comme embusqués et deviennent la cible de rancoeurs : ils ne manquent ni de nourriture, ni de distractions et sont considérés comme des privilégiés qui bafouent l'égalité républicaine, mais leur nombre reste assimilable.
Pour le gouvernement, l'urgence est à l'accroissement de la production : cette guerre à laquelle on était mal préparé est une guerre industrielle et même si les femmes sont plus nombreuses dans les usines, l'absence de formation technique obère toute augmentation significative de production, pourtant indispensable : fin 1914, début 1915, on rappelle du front le personnel qualifié (ce qui ne va pas sans irrégularités) pour augmenter les moyens matériels, logistiques et techniques mis au service de l'armée.
Mais la préoccupation est aussi d'apaiser les tensions civiles et de maintenir une union sacrée dont la façade se lézarde.
C'est la loi Dalbiez publiée au J.O. le 19/08/1915 :
"
les fonctionnaires sont remplacés par des retraités aptes ou des militaires mutilés ou réformés, par des femmes, filles ou soeurs de fonctionnaire ou de militaire tué ou blessé de guerre"
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sauf si le remplacement est de nature à entraver le fonctionnement des services", ce qui permit de maintenir en place ceux qui avaient des relations, en plus de ceux pour qui cela était justifié.
"
Les mobilisés ou mobilisables versés dans les services auxiliaires, les réformés temporaires, seront examinés par la commission de réforme" suivi de "les hommes du service armé déclarés inaptes pour raison de santé ne pourront être maintenus dans cette situation plus de 2 mois sans être examinés par la commission de réforme".
On assiste à un durcissement des conditions de réforme, mais elles ne sont pas imperméables.
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Les gradés et hommes de troupe aptes mais dans les dépôts depuis le début de la guerre ne pourront y être maintenus sous aucun prétexte".
Là, bien des départs eurent lieu (1 200 000 hommes sont dans les dépôts en février 1915) mais bien d'autres formes d'embusquage furent trouvées, un peu comme les chaises musicales.
"
Les exemptés ou réformés ou dégagés par leur âge de toute obligation militaire peuvent contracter s'ils sont aptes un engagement spécial pour un emploi à leur choix dans les services des armées"
Ce sont des engagés volontaires, environ 10000 hommes, dont des vétérans de 1870 et des jeunes autorisés à se battre dès 17 ans (décret du 06/08/1914).
La loi Dalbiez vise aussi à maintenir et à rappeler des hommes à l'arrière pour les productions de guerre :
"l
e ministère est autorisé à affecter aux établissements travaillant pour la défense nationale des hommes des classes mobilisées ou mobilisables qui justifieront d' 1 an d'expérience (6 mois pour les mines)"
On vît alors des notaires se transformer en tourneur.
Au final, la loi Dalbiez a permis de renvoyer 346000 hommes sur le front, essentiellement des exemptés, réformés et ajournés (dont 10% d'ouvriers et de fonctionnaires) et d'en rappeler 500000 à l'arrière (350000 ouvriers qualifiés, 150000 mineurs). L'impact moral est certain mais vite dissipé.
L'affaire "Garfunkel, Lombard et Laborde des réformes frauduleuses par corruption de médecins et usages de faux" éclate :
Le Dr Lombard, médecin en chef de 2 hôpitaux et son complice le Dr Laborde du 3ème conseil de réformes vendaient des certificats truqués de réforme et de mise en sursis pour 2000 francs par l'intermédiaire de Garfunkel, escroc, informateur de la police (et probablement couvert par elle).
Sur le front comme à l'arrière, on se déchaîne contre les embusqués qui deviennent un exutoire aux souffrances quotidiennes, d'autant qu'un ouvrier gagne entre 10 et 15 francs par jour quand un combattant ne perçoit que 25 centimes (5 sous).
Une ligue nationale contre les embusqués est créée en novembre 1915, les délateurs d'embusqués se multiplient, il est objet de haine, de répugnance ou de mépris, c'est un lâche, un inutile, un profiteur des femmes des autres, quand il n'est pas dépeint comme un faible, efféminé sans courage ni virilité. C'est une des pires insultes.
L'évidence est que les souffrances ne sont pas partagés de manière équitable : l'impôt du sang n'est pas payé pas tous et c'est le principe même de la conscription, de l'égalité républicaine qui est bafoué, le sens du devoir est pour certain un sens interdit. Le sacrifice, c'est toujours pour les fantassins : la chair à canon.
Mais la censure se charge de maintenir à l'arrière l'image d'un poilu sans peur, bien traité, courageux et content de défendre sa patrie.
Milieu/fin 1916, la vindicte populaire vis à vis des embusqués, ou supposés tels, commence à diminuer.
Les causes sont multiples : d'une part on comprend mieux que l'on puisse se soustraire à ce qui est un enfer, où certain n'hésitent pas à se mutiler, à se casser les dents, à s'infecter grâces à des combines, à se rendre à l'ennemi, à simuler telle ou telle maladie. Le nombre des tués et des mutilés atteint des seuils inégalés et les témoignages lors des permissions ont fait transparaître la réalité d'une guerre atroce, trop longue, trop sale.
Echapper au front c'est sauver sa peau et les "embusqueurs" sont des sauveurs.
D'autre part, la technicité de la guerre est devenue flagrante et tout le monde n'est pas capable de tout. L'aviation devient capitale quand beaucoup ne savent pas lire. La guerre est définitivement une affaire de spécialistes. Les effectifs de l'infanterie ne représenteront plus que 50% à la fin de la guerre quand les non-combattants dans les armées passent de 15 à 36% et l'industrie aéronautique qui employait 2000 personnes en 1914 en emploie 190000 à l'armistice.
La loi Mourier promulguée le 21/02/1917 resserre la vis pour les exemptés, sursitaires et réformés et permet de renvoyer encore 27500 hommes vers le front.
Elle achève semble t' il de régler les problèmes liés à l'embusquage (qui sont remplacés par ceux liés aux mutineries).